" Au fil des heures, des jours, des semaines, des saisons, tu te déprends de tout, tu te détaches de tout. Tu découvres, avec presque, parfois, une sorte d'ivresse, que tu es libre, que rien ne te pèse, ne te plaît ni ne te déplaît. Tu trouves, dans cette vie sans usure et sans autre frémissement que ces instants suspendus que te procurent les cartes ou certains bruits, certains spectacles que tu te donnes, un bonheur presque parfait, fascinant, parfois gonflé d'émotions nouvelles. Tu connais un repos total, tu es, à chaque instant, épargné, protégé. Tu vis dans une bienheureuse parenthèse, dans un vide plein de promesses et dont tu n'attends rien. Tu es invisible, limpide, transparent. Tu n'existes plus : suite des heures, suite des jours, le passage des saisons, l'écoulement du temps, tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement, évidemment, comme une goutte d'eau qui perle au robinet d'un poste d'eau sur un palier, comme six chaussettes trempées dans une bassine de matière plastique rose, comme une mouche ou comme une huître, comme une vache, comme un escargot, comme un enfant... "

Georges Perec - Un Homme qui dort.


"Reconnaître deux sortes de possible: le possible diurne et le possible prohibé. Rendre, s'il se peut, le premier l'égal du second; les mettre sur la voix royale du fascinant impossible, degré le plus haut du compréhensible."

René Char - Partage formel.


"Pourquoi l'amour est-il mystérieux (mystérieux veut dire mystique et mystique veut dire silencieux), ineffable, indicible, inexprimable sous peine de mourir? Pourquoi la nuit sans sommeil forme-t-elle la tanière mystique de ce silence? "

Pascal Quignard -Vie secrète.


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(...)
Mais que pouvais-je bien faire à Istanbul ? Et qui a pris la photo ? 
A cette époque je ne connaissais pas encore MMM qui de toute façon passait par Moscou pour rentrer à Tokyo.
J’étais plus jeune, plus grave, soucieux de bien faire. Mon physique me permettait de passer inaperçu, il suffisait de se mêler à la foule, de suivre le flux, de tenir à la main un sac en plastique ou un quotidien populaire puis de s’engouffrer dans un taxi au coin d’une rue. Je m’en souviens maintenant, il flottait sur la ville un air épais, une odeur âcre, mélange de brume marine et de charbon brûlé.
Il ne reste qu’une dizaine de photos dans ce dossier, preuve qu’elles ne présentent plus aucun intérêt aujourd’hui. Elles sont prises de loin, mal cadrées. A chaque fois on m'y voit englué dans un groupe anonyme, compact et uniforme, sortant d'une usine ou d'une gare, progressant avec difficulté dans des rues encombrées.
Sur deux d'entre elles qui pourtant montrent des lieux différents on peut distinguer la même jeune femme, long cheveux roux, visage très pâle, marchant à quelque pas derrière moi.
- Non, je vous assure que je ne me souviens plus de rien d’autre.

(Eyüp)

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