" Au fil des heures, des jours, des semaines, des saisons, tu te déprends de tout, tu te détaches de tout. Tu découvres, avec presque, parfois, une sorte d'ivresse, que tu es libre, que rien ne te pèse, ne te plaît ni ne te déplaît. Tu trouves, dans cette vie sans usure et sans autre frémissement que ces instants suspendus que te procurent les cartes ou certains bruits, certains spectacles que tu te donnes, un bonheur presque parfait, fascinant, parfois gonflé d'émotions nouvelles. Tu connais un repos total, tu es, à chaque instant, épargné, protégé. Tu vis dans une bienheureuse parenthèse, dans un vide plein de promesses et dont tu n'attends rien. Tu es invisible, limpide, transparent. Tu n'existes plus : suite des heures, suite des jours, le passage des saisons, l'écoulement du temps, tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement, évidemment, comme une goutte d'eau qui perle au robinet d'un poste d'eau sur un palier, comme six chaussettes trempées dans une bassine de matière plastique rose, comme une mouche ou comme une huître, comme une vache, comme un escargot, comme un enfant... "

Georges Perec - Un Homme qui dort.


"Reconnaître deux sortes de possible: le possible diurne et le possible prohibé. Rendre, s'il se peut, le premier l'égal du second; les mettre sur la voix royale du fascinant impossible, degré le plus haut du compréhensible."

René Char - Partage formel.


"Pourquoi l'amour est-il mystérieux (mystérieux veut dire mystique et mystique veut dire silencieux), ineffable, indicible, inexprimable sous peine de mourir? Pourquoi la nuit sans sommeil forme-t-elle la tanière mystique de ce silence? "

Pascal Quignard -Vie secrète.


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Vous êtes invité à un dîner. Vous n'aimez pas beaucoup cela.
Une femme et une jeune fille vous accompagnent; elles se ressemblent comme deux gouttes d'eau et pourtant diffèrent par une palette de nuances dont vous ne parvenez pas à démêler les imbrications. Elles marchent à vos côtés, chacune tenant fermement votre bras, comme le font les policiers pour prévenir une évasion. D'ailleurs à table, on vous assiera entres elles.
A l'origine de l'invitation, une québécoise; elle a fait ses études avec la femme qui vous a entraîné là de votre plein gré. Au cours de la soirée, elles évoqueront souvent quelques cas cliniques intéressants en veillant toutefois à ne pas trahir le secret professionnel.
Son mari est physicien. Il a passé plusieurs nuits avec la Joconde sans que leur couple en ait souffert. Elle se donnait à lui au Louvre, débarrassée de sa vitre blindée. Il approchait de son visage des instruments compliqués pour étudier des fractures dans la matière. Il a raconté en détail leur liaison dans une revue scientifique internationale. Ce ne fut pas un best-seller. La Joconde n'est pas votre genre de femme, mais vous vous dites qu'en tête-à-tête avec elle, ce ne sont pas forcément ses fractures que vous auriez étudié.
Un autre couple est invité. Elle, est brésilienne, de père japonais, ce qui lui donne une brunitude singulière. Elle a préparé une boisson de son pays, au nom imprononçable, à base d'alcool fort, de citrons verts et de glace, capable de vous faire aimer la terre entière. C'est une collaboratrice du physicien. Vous ignorez s’il a aussi étudié ses fractures mais désormais ils se penchent ensemble sur des cellules dont ils bricolent les champs magnétiques. Vous vous enthousiasmez en expliquant que vous aussi vous vous passionnez pour les phénomènes d'attraction mais plutôt à l'échelle des individus entiers.
Comme mari, elle a attiré un metteur en scène italien. Au troisième verre de la boisson imprononçable il finira par révéler quelques quelques détails croustillants au sujet d'une célèbre actrice italienne.

C'est une fondue bourguignonne, le seul plat que vous n'aimez pas. 
Chacun fourrage dans un poêlon fumant avant d'en extraire sa pitance, un bout de viande ratatiné embroché au bout d'un pic dont le manche, astucieusement coloré, vous autorise à défendre âprement votre trophée.
A un moment la conversation achoppe sur un problème de vocabulaire que ni le français, l'anglais, le portugais ou l'italien ne parviennent à résoudre. Vous proposez alors le roumain, au centre de tout, mais votre suggestion n'est pas retenue.
Un peu plus tard les regards se tournent soudain vers vous. Vous craignez que l'on s'aperçoive que vous ne mangez pas ou pire, que l'on vous interroge sur vos activités. C'est vrai, comment expliquer à quoi vous essayez d'occuper vos journées et plus généralement votre vie? Heureusement c'est à ce moment précis que le réchaud s'éteint faute de combustible. Le temps de ranimer la flamme et la conversation, on est passé à autre chose.
Vient le dessert, une galette des rois avec sa fève. C'est la chercheuse brésilienne qui l'a trouvée: une figurine représentant Vercingétorix. Cette fois c'est elle qui ne parvient pas à prononcer ce nom. Le metteur en scène entreprend une explication historique (vous êtes à deux pas de la place d'Alésia) dans laquelle il magnifie outrageusement la civilisation romaine. Bêtement, vous vous sentez obligé de prendre le parti des irréductibles Gaulois.
Tout le monde prendra un café (non, pas de tisane), sauf vous qui préférez un dernier verre de la potion magique brésilienne.
On prend congé sur le pas de la porte en échangeant des amabilités et des promesses que l'on ne tiendra pas.
Vous vous retrouvez dans une avenue déserte, découpée dans un bloc de froid polaire et cisaillée par un vent mordant. Vos deux gardes du corps pressent le pas et baissent la tête en rajustant leurs manteaux.
Vous souriez aux étoiles en pensant:
« Tiens, j'ai une petite faim... »


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