" Au fil des heures, des jours, des semaines, des saisons, tu te déprends de tout, tu te détaches de tout. Tu découvres, avec presque, parfois, une sorte d'ivresse, que tu es libre, que rien ne te pèse, ne te plaît ni ne te déplaît. Tu trouves, dans cette vie sans usure et sans autre frémissement que ces instants suspendus que te procurent les cartes ou certains bruits, certains spectacles que tu te donnes, un bonheur presque parfait, fascinant, parfois gonflé d'émotions nouvelles. Tu connais un repos total, tu es, à chaque instant, épargné, protégé. Tu vis dans une bienheureuse parenthèse, dans un vide plein de promesses et dont tu n'attends rien. Tu es invisible, limpide, transparent. Tu n'existes plus : suite des heures, suite des jours, le passage des saisons, l'écoulement du temps, tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement, évidemment, comme une goutte d'eau qui perle au robinet d'un poste d'eau sur un palier, comme six chaussettes trempées dans une bassine de matière plastique rose, comme une mouche ou comme une huître, comme une vache, comme un escargot, comme un enfant... "

Georges Perec - Un Homme qui dort.


"Reconnaître deux sortes de possible: le possible diurne et le possible prohibé. Rendre, s'il se peut, le premier l'égal du second; les mettre sur la voix royale du fascinant impossible, degré le plus haut du compréhensible."

René Char - Partage formel.


"Pourquoi l'amour est-il mystérieux (mystérieux veut dire mystique et mystique veut dire silencieux), ineffable, indicible, inexprimable sous peine de mourir? Pourquoi la nuit sans sommeil forme-t-elle la tanière mystique de ce silence? "

Pascal Quignard -Vie secrète.


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Inexorablement  nous basculions dans l'été aride. L'herbe avait jauni, de la dune voisine descendait le parfum poivré des immortelles dont le retour marque le début de la saison sèche. 
Je fuyais la fournaise de la plage et surtout la langueur des conversations civils: « nous avions vu que les volets étaient ouverts mais nous avions peur de vous déranger. Allez-vous rester longtemps? Êtes-vous seul? ».
Oui, vous m'auriez dérangé, oui, nous sommes toujours seuls, être entouré n'étant souvent qu'une pathétique tentative pour baliser les limites de nos solitudes intimes.
Je ne quittais guère l'ombre des oliviers, et celle, plus pointilleuse d'un large chapeau de paille en écoutant la conversation rustique des lézards et des rosiers grimpants.
Un matin pourtant je partais à vélo pour la longue traversée de la forêt de pins et de chênes verts qui longe la côte. Un puissant vent de terre marmonnait à la cime des arbres.
Ici l'univers est définitivement coupé en deux parties: ce qui vient de la mer et ce qui vient de la terre. Appartenir à cette dernière catégorie faisait de vous un être suspect, au mieux étrange, en tous cas quelqu'un avec qui on n'est pas obligé de finir ses phrases.
Je pensais qu'il vaudrait mieux ne pas être surpris dans ce bois en cas d'incendie. Encombré de branches mortes, d'aiguilles desséchées, de troncs gorgés de résine, il ne serait pas facile de s'en échapper.
Après une dizaine de kilomètres une clairière s'ouvre enfin sur une petite cité balnéaire, hideuse verrue bétonnée à la gloire des mirages immobiliers.
C'est laid mais ici personne ne me connaît. Et puis sur la plage est édifiée une baraque en bois tenue par un jeune couple jamais à court de sourires et de musique. Je m'installais sur la terrasse bricolée en planches disjointes. J'étais l'unique client, face à une plage déserte, un horizon ouvert.
Le trajet inverse fut éprouvant et même à l'ombre, la chaleur suffocante. J'étais de retour en fin de matinée, traversait le jardin fossilisé sous une lumière abrupte.
La maison était un havre de fraîcheur, je m'y désaltérais à grands traits, couvert de sueur. La pénombre, le contact froid du carrelage de la cuisine sous mes pieds nus me fît immédiatement penser que nous aurions fait l'amour là, en silence et en regards pour ne pas froisser l'instant.
Le lendemain je tentais de retourner au « café-plage » mais deux garde-forestiers interdisaient la traversée. Un incendie avait ravagé le bois peu après mon passage et il était encore dangereux de s'y aventurer:
« vous comprenez, avec ce fichu vent de terre... ».
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